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Le bonheur selon Confucius
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Pas de doute, c'est à une star que l'on a affaire. Yu Dan, que l'on rencontre un après-midi pékinois dans le salon de thé du China World, grand hôtel du quartier des affaires de la capitale, a droit à toutes les prévenances réservées aux vedettes de cinéma. Son agent virevolte autour d'elle, son assistante mitraille au flash tandis que Yu Dan, sourire vissé aux lèvres, se raconte.

Yu Dan n'est pas une vedette de cinéma. Cette femme de 43 ans en robe plissée beige près du corps, soigneusement apprêtée et maquillée, est la star du néoconfucianisme pour masses populaires de l'empire postmaoïste en transition. Sa notoriété est telle dans les classes moyennes qu'aujourd'hui son nom, dans les conversations, est immédiatement associé à Confucius (551-479 av. J.-C.), le philosophe dont la doctrine a le plus marqué l'empire du Milieu et les nations d'Asie orientale influencées par la civilisation chinoise.

Son succès, foudroyant, remonte à 2006. Professeur au département de l'enseignement des médias de l'Ecole normale de Pékin, elle est sollicitée pour recommander, en tant que consultante à la télévision centrale (CCTV), la personne la plus compétente pour présenter deux séries d'émissions consacrées aux fameux Entretiens de Confucius. Mais aucun candidat ne sera retenu. " Alors on m'a dit : "Essaie donc, toi !" Et l'essai a été concluant." Sa présence à l'écran, son talent de pédagogue, l'aisance avec laquelle elle décrypte les réflexions de Confucius pour le grand public en les agrémentant de commentaires personnels sur la vie quotidienne font exploser les chiffres d'audience de la chaîne : c'est un triomphe.

Paradoxalement, sa passion pour les classiques de la littérature chinoise vient des années noires de la révolution culturelle, lorsque les hordes de gardes rouges s'en prennent au passé de la Chine, au nom de la chasse aux "vieilleries". Confucius fait partie des victimes. Yu Dan n'a presque rien vu de ces événements : au lancement de la "grande révolution culturelle prolétarienne", en 1966, elle a tout juste 1 an. Quand elle est en âge de lire, la tourmente est passée, mais ses parents, comme des millions d'autres citadins, ont été envoyés à la campagne sur l'ordre de Mao, pour se frotter aux réalités paysannes. La petite fille sera élevée par sa grand-mère. L'aïeule la protège du monde extérieur. Même depuis leur petite maison du centre de Pékin, dont la ruelle donne devant Zhongnan Haï, la résidence des dirigeants chinois et du Grand Timonier lui-même !

La petite Yu Dan dévore les classiques. Elle sourit en y repensant : "Dehors, on insultait la culture du passé ; moi, je me plongeais dans les livres des grands poètes de la dynastie Tang ou Song..." Plus tard, jeune étudiante en médias, elle s'intéresse au "moyen de vulgariser la littérature et la philosophie". Et, ce qui va la passionner dans le confucianisme, c'est un corpus de valeurs utiles pour les Chinois contemporains : "La sagesse, la politesse, la bonne foi, la piété filiale : c'est tout cela que je veux rendre accessible au grand public. Je sais comment faire passer le message, que la télévision peut amplifier. Je comprends les problèmes des gens et, dans la pensée ancienne, je prends des éléments qui sont en résonance avec le monde moderne."

En ces temps de "dérive" capitaliste avancée, dominés par les valeurs du matérialisme, le message de maître Kong (le nom chinois de Confucius) est plus que jamais nécessaire, pense Yu Dan. Maître Kong visait en effet "l'harmonie" dans le monde, et insistait sur la notion de ren, cette "qualité humaine" qui définit, comme l'a expliqué un exégète de Confucius au IIe siècle ap. J.-C. , "le souci qu'ont les hommes les uns pour les autres du fait qu'ils vivent ensemble".

La popularité de Yu Dan n'est pas surprenante : le succès de son émission de télévision coïncide avec le grand retour du confucianisme en Chine. Les années 1980 avaient marqué le début d'une fièvre culturelle dans la période de l'après-Mao, frénésie qui s'est traduite par un appétit pour la redécouverte de cultures niées durant le totalitarisme. Yu Dan interprète ce phénomène à sa façon ; on est passé, dit-elle, d'une "culture manichéenne , à une culture qui mélange les acquis de la pensée occidentale et de la Chine classique". "Le retour de Confucius est donc logique, puisque nous vivons à une époque où les avantages sociaux de l'ère communiste ont disparu, et où les gens, même s'ils bénéficient des bienfaits des réformes économiques et de l'entreprise individuelle, sont sous forte pression financière. Les Chinois ont besoin de se poser la question des valeurs, ils veulent retrouver une identité." Yu Dan s'est inventé une mission : retrouver des repères, "une tranquillité personnelle", pour ses compatriotes dans un monde déboussolé par la modernité.

Ces thèmes confucéens, le pouvoir communiste - postcommuniste, devrait-on dire - les agite désormais pour contrer les effets d'une stabilité sociale menacée par les réformes, à l'heure où se creusent les inégalités entre riches et pauvres. Le concept d'"harmonie sociale", mantra du président Hu Jintao, est aujourd'hui répété ad nauseam par la propagande : le régime veut montrer qu'il sait que le développement économique n'est pas la seule recette du bonheur et qu'il se soucie de l'individu.

Mais l'exploitation des enseignements de Confucius par un gouvernement non démocratique, Yu Dan ne veut pas en parler. En Chine, ce genre de débat reste tabou, et elle ne dira pas un mot des correspondances entre confucianisme et politique. Tout juste concède-t-elle - mais c'est pour faire référence à une Histoire lointaine - que, lorsque le "confucianisme est vénéré par le pouvoir, à partir de la dynastie Han (206 av. J.-C. à 220 après J.-C.), on assiste à la déformation de sa pensée". Confucius n'avait en effet pas forgé un corpus théorique mais préconisait des solutions de vie énoncées, sur un mode socratique, devant ses disciples. Les dynasties successives vont transformer sa doctrine en une philosophie du pouvoir destinée à garantir le respect de l'ordre et le "mandat du ciel" dont l'empereur est le dépositaire.

Le succès de Yu Dan n'est pas du goût de tous. Des philosophes, des historiens se gaussent de certaines erreurs d'interprétation et du côté superficiel de ses explications. Mme Yu joue les modestes : "Je ne suis qu'une professeur spécialisée dans la communication de masse. J'espère que ma célébrité se diluera avec le temps. Je déteste être reconnue dans la rue." Les femmes, en particulier, l'adulent, fascinées par les conseils pratiques de cette mère de famille intellectuelle et sereine.

Et l'argent ? La presse officielle affirme que le livre tiré de ses émissions, vendu à des millions d'exemplaires, lui a rapporté 700 000 euros... "Je me moque de la richesse, répond-elle, toujours souriante. Je mène une vie normale. Je n'ai pas changé." Comme disait Confucius, "c'est l'Homme qui élargit la voie et non la voie qui élargit l'Homme".

Source >  Le Monde

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